Chapitre 6

 

Même si le rapprochement de Lissa et Christian m’inquiétait, il me donna une idée le jour suivant.

— Hé ! Kirova ! Pardon : madame Kirova, l’interpellai-je depuis la porte ouverte de son bureau.

Je ne m’étais évidemment pas donné la peine de prendre rendez-vous. Mme le proviseur Kirova leva d’une pile de dossiers un regard qui disait clairement à quel point elle était contrariée de me voir.

— Oui, mademoiselle Hathaway ?

— Est-ce que les mesures d’isolement que vous avez prescrites m’empêchent d’aller à l’église ?

— Pardon ?

— Vous avez dit que je devais rester dans ma chambre quand je n’étais pas en cours ou dans le gymnase, mais vous n’avez pas parlé de la messe du dimanche. Je pense qu’il ne serait pas juste de m’empêcher d’assouvir mes… besoins religieux.

Ni de me priver d’une occasion, si brève et si rébarbative soit-elle, de voir Lissa.

— J’ignorais que vous aviez des besoins religieux, ironisa-t-elle en rajustant ses lunettes.

— J’ai trouvé Jésus pendant mon absence.

— Votre mère n’est-elle pas athée ? s’étonna-t-elle, méfiante.

— Et mon père est probablement musulman, mais j’ai choisi ma propre voie. Vous auriez tort de m’en détourner.

Elle produisit un son qui ressemblait vaguement à un ricanement.

— Je ne me le pardonnerais pas, mademoiselle Hathaway… Très bien. Vous êtes autorisée à assister aux offices religieux.

Mon triomphe fut malheureusement de courte durée, puisque la messe à laquelle j’assistai quelques jours plus tard fut aussi ennuyeuse que celles de mon souvenir. J’eus néanmoins la satisfaction de m’asseoir à côté de Lissa et employai l’essentiel de mon temps à observer les gens. La messe était optionnelle mais la plupart des élèves, issus de très anciennes familles orthodoxes, y assistaient par conviction ou par obligation.

Christian, assis à l’autre bout de notre rangée, semblait absorbé par l’office. Même si je ne l’aimais pas, je devais bien reconnaître que sa simulation de la foi me faisait sourire. Dimitri, assis au dernier rang, garda un visage fermé tout le long de l’office et ne communia pas plus que moi. Il semblait si absorbé dans ses pensées que je finis par me demander s’il entendait même ce que disait le prêtre. Pour ma part, je n’en saisissais que des bribes.

— Il n’est jamais facile de suivre la voie de la vertu, dit-il à un moment. Saint Vladimir lui-même, le patron de cette académie, a connu des heures difficiles. Il avait tant d’esprit que les gens s’attroupaient souvent autour de lui pour le seul plaisir de l’écouter et de jouir de sa présence. Les anciens textes racontent qu’il avait tant d’esprit qu’il pouvait guérir les malades. Pourtant, malgré ces dons, nombreux étaient ceux qui lui manquaient de respect. Les gens se moquaient de lui en prétendant qu’il était perturbé.

Ce qui n’était qu’une manière délicate de le traiter de fou. Tout le monde le savait. Comme il y avait très peu de saints moroï, le prêtre avait déjà raconté son histoire bien des fois. Génial. C’était à croire que je disposais d’une éternité de dimanches pour l’entendre encore et encore.

— … et il en allait ainsi avec sa chère Anna, celle qui avait reçu le baiser de l’ombre.

Je relevai soudain la tête. Comme j’avais décroché depuis un moment, je n’avais plus la moindre idée de ce dont parlait le prêtre. Seuls les derniers mots m’avaient frappée : « celle qui avait reçu le baiser de l’ombre ». Je ne les avais pas entendus depuis longtemps, mais ils s’étaient gravés dans un coin de ma mémoire. Je tendis l’oreille, espérant que le prêtre allait poursuivre, mais il était déjà passé à autre chose. En fait, la messe était terminée.

Je retins Lissa par le bras lorsqu’elle se leva pour sortir.

— Attends-moi. Je reviens tout de suite.

Je descendis la travée à contre-courant en direction du prêtre, qui discutait avec quelques élèves, et attendis qu’il finisse en cachant difficilement mon impatience. Natalie, qui se trouvait là, voulut savoir s’il avait des activités de bénévole à lui confier. Quelle idée… Après l’avoir salué, elle me gratifia d’un sourire candide en s’éloignant.

Le prêtre haussa un sourcil en découvrant ma présence.

— Bonjour, Rose. C’est un plaisir de te revoir.

— Oui… pour moi aussi. Dites-moi : je vous ai entendu parler d’Anna, « celle qui avait reçu le baiser de l’ombre ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en suis pas certain, répondit-il en fronçant les sourcils. Elle a vécu il y a très longtemps… À cette époque, on attribuait couramment aux gens des qualificatifs qui reflétaient certains de leurs traits de caractère. Peut-être l’a-t-on appelée de la sorte pour la faire paraître plus redoutable.

— Mais qui était-elle ? insistai-je en tâchant de dissimuler ma déception.

Cette fois, son froncement de sourcils fut clairement réprobateur.

— J’ai raconté cette histoire de nombreuses fois…

— J’ai dû… manquer cette partie.

— Attends-moi un instant, m’ordonna-t-il d’un air encore plus réprobateur avant de s’éloigner.

Je le vis disparaître par la porte qui avait mené Lissa au grenier. Je songeai un instant à fuir, puis craignis que Dieu me foudroie pour ce sacrilège. Moins de une minute plus tard, le prêtre était de retour avec un livre qu’il me tendit. Les Saints moroï.

— Tu trouveras tout ce que tu veux savoir là-dedans. La prochaine fois que nous nous verrons, j’aimerais que tu me dises ce que tu auras appris.

Je le quittai en ruminant ma rage. Génial ! des devoirs à faire pour le prêtre.

Je retrouvai Lissa à l’entrée de la chapelle en grande discussion avec Aaron. Elle était souriante et je la sentais d’humeur légère, même si elle n’était décidément pas amoureuse.

— Tu plaisantes ! s’exclama-t-elle.

— Non, lui assura-t-il en secouant la tête.

Elle se tourna vers moi dès qu’elle me vit approcher.

— Rose ! tu ne vas jamais le croire. Tu connais Abby Badica ? et Xander ? Leur gardien veut démissionner pour épouser une gardienne !

C’était bel et bien une nouvelle stupéfiante. Un scandale, plutôt.

— Sérieusement ? Est-ce qu’ils comptent… s’enfuir ensemble ou quelque chose comme ça ?

Elle acquiesça.

— Ils sont en train d’acheter une maison. Je suppose qu’ils ont l’intention de travailler parmi les humains.

Je me tournai vers Aaron que mon arrivée avait fait taire.

— Comment le prennent Abby et Xander ?

— Plutôt bien. Non : ils sont terriblement gênés. Ils trouvent ça stupide. (Il se rappela tout à coup qu’il s’adressait à une dhampir.) Pardon ! Je ne voulais pas…

— T’inquiète, le rassurai-je avec un sourire crispé. C’est stupide.

J’étais abasourdie. Ma part rebelle éprouvait de la sympathie pour tous les gens qui « combattaient le système ». Sauf que, dans ce cas, il s’agissait de mon système, celui dans lequel j’avais été élevée.

Les dhampirs et les Moroï avaient passé un curieux arrangement. À l’origine, les dhampirs étaient le produit d’un métissage entre humains et Moroï. Malheureusement, ils étaient incapables de se reproduire entre eux, ni avec des humains. C’était une bizarrerie génétique que nous avions en commun avec les mules, d’après ce qu’on m’avait dit, même si cette comparaison avait tendance à m’agacer. Les dhampirs ne pouvaient donc avoir d’enfants qu’avec les Moroï, et une seconde bizarrerie génétique voulait que ces enfants soient de purs dhampirs, dotés de gènes moroï pour moitié et de gènes humains pour l’autre.

Puisque les Moroï étaient les seuls êtres avec lesquels nous pouvions nous reproduire, nous étions bien forcés de nous mêler à eux et il était dans notre propre intérêt qu’ils survivent. Leur extinction impliquait la nôtre. La menace constante que représentaient les Strigoï nous avait naturellement amenés à devenir leurs gardiens.

Par chance, si les dhampirs n’avaient aucun pouvoir magique, ils faisaient d’excellents guerriers. Nous avions hérité de la force et de l’endurance des humains, ainsi que des sens aiguisés et des réflexes des Moroï, sans être limités comme eux par la nécessité de boire du sang ou leur faible tolérance au soleil. Évidemment, nous n’étions pas aussi puissants que les Strigoï, mais nous nous entraînions dur et réalisions, somme toute, un assez bon boulot. La plupart des dhampirs estimaient normal de mettre leur vie en danger pour assurer la survie de leur espèce.

Puisque les Moroï, de leur côté, avaient envie d’avoir des enfants de leur espèce, la plupart des histoires d’amour entre dhampirs et Moroï étaient de courte durée. Les filles moroï, notamment, s’intéressaient assez peu aux garçons dhampirs. En revanche, beaucoup de garçons moroï aimaient avoir des aventures avec des filles dhampirs avant d’épouser l’une de leurs semblables. Cette situation impliquait un grand nombre de mères célibataires parmi les dhampirs, mais nous avions suffisamment de courage et de tempérament pour le supporter.

Néanmoins, beaucoup de femmes dhampirs renonçaient à leur rôle de gardienne pour élever leurs enfants. Certaines de ces femmes avaient un travail « normal » parmi les humains, les autres s’organisaient en communautés, qui avaient très mauvaise réputation. D’après la rumeur, beaucoup de Moroï allaient voir ces femmes seulement pour le sexe et certaines les laissaient boire leur sang pendant l’amour. On les appelait « les catins rouges ».

Par conséquent, il y avait beaucoup plus de Moroï que de gardiens et la plupart des gardiens étaient des hommes. La plupart des garçons dhampirs acceptaient l’idée qu’ils n’auraient jamais d’enfants et se faisaient un devoir de protéger les Moroï pendant que leurs sœurs et leurs cousines perpétuaient l’espèce.

On trouvait tout de même quelques gardiennes, certaines sans enfants et d’autres, comme ma mère, qui avaient renoncé à les élever. Celle-ci m’avait confiée au système éducatif des Moroï dès mon plus jeune âge. Cette académie m’avait donc tenu lieu de parents depuis mes quatre ans.

Une telle éducation, en plus de l’exemple maternel, m’avait pleinement convaincue que les dhampirs avaient pour mission de protéger les Moroï. C’était inscrit au cœur de notre culture et c’était notre seul moyen d’avoir un avenir. L’évidence même.

Voilà ce qui rendait l’aventure du gardien des Badica si scandaleuse. Il avait abandonné son Moroï pour s’enfuir avec une gardienne, qui en avait donc fait autant de son côté. Ils avaient mis deux familles en danger alors qu’il ne leur était même pas possible d’avoir des enfants ensemble. À quoi bon ? C’était un véritable gaspillage, et une déchéance.

Après quelques échanges de plus sur les Badica, nous prîmes congé d’Aaron. J’entendis un bruit étrange en mettant le pied dehors mais réagis trop tard. Un paquet de neige à moitié fondue se détacha du toit de la chapelle pour venir atterrir précisément sur nos têtes. Nous étions au début d’octobre et les premiers flocons étaient tombés la nuit précédente. Bref, la substance dont nous fûmes recouvertes était très humide et très froide.

Lissa fut plus touchée que moi mais je ne pus m’empêcher de crier, comme un filet d’eau glacée me coulait dans le cou. Ceux qui se trouvaient aux abords de cette mini-avalanche me firent écho.

— Est-ce que ça va ? demandai-je à Lissa dont les cheveux blond platine dégoulinaient sur son manteau trempé.

— Oui…, me répondit-elle en claquant des dents.

Comme mon manteau était plus imperméable que le sien, je le retirai pour le lui offrir.

— Enlève le tien.

— Mais tu…

— Prends-le !

J’attendis qu’elle l’ait enfilé pour m’intéresser aux rires qui accompagnent toujours ce genre de situation.

— Dommage que tu aies porté un manteau, Rose ! lança Ralf Sarcozy, un Moroï particulièrement large et épais que je détestais. J’aurais adoré voir ton tee-shirt mouillé !

— Ton tee-shirt est affreux ! Tu l’as volé à un sans-abri ?

À ces mots, j’avisai Mia qui approchait, pendue au bras d’Aaron. Ses boucles blondes étaient coiffées à la perfection et elle portait des escarpins noirs qui me seraient mieux allés qu’à elle. Au moins, ils lui rajoutaient quelques centimètres. Aaron, qui nous suivait de quelques pas, avait miraculeusement échappé à la mini-avalanche. Le sourire suffisant de Mia me convainquit qu’il n’y avait aucun miracle là-dedans.

— J’imagine que tu aimerais le brûler, ironisai-je pour ne pas lui montrer à quel point son insulte m’avait touchée. (Je savais parfaitement que mes exigences vestimentaires avaient beaucoup baissé ces deux dernières années.) C’est trop bête ! Le feu n’est pas ton élément… Tu t’es spécialisée en eau, c’est bien ça ? Quelle coïncidence que de la neige soit tombée du toit pile au moment où nous sortions !

Mia fit une moue offensée mais l’étincelle qui brillait dans son regard m’assurait de sa culpabilité.

— Que veux-tu dire ?

— Moi, rien. Mais Mme Kirova aura sûrement quelques mots à te dire lorsqu’elle découvrira que tu t’es servie de ta magie contre d’autres élèves.

— Je n’y suis pour rien. Ce n’était même pas une agression : c’était une intervention divine.

À sa grande satisfaction, son trait d’esprit suscita quelques rires. Dans mon imagination, je lui répondis : « C’est ça, oui », avant de la plaquer contre le mur de la chapelle. Dans la vie réelle, Lissa me donna simplement un coup de coude.

— Allons-nous-en…

Nous nous dirigeâmes vers les dortoirs au milieu des rires et des plaisanteries sur l’état de nos vêtements et l’incapacité de Lissa à se spécialiser. Je bouillais intérieurement de colère. En chemin, je pris conscience qu’il était temps d’empêcher Mia de nuire. D’abord, cela allait me procurer un soulagement certain. Ensuite, il n’était pas question que Lissa supporte sa haine en plus de tout le reste. Notre première semaine avait été assez calme et je tenais à ce que cela dure.

— Tu sais, je crois de plus en plus que tu ferais bien de récupérer Aaron. Ça donnerait une bonne leçon à sa poupée et ça ne devrait pas être très difficile, puisqu’il est toujours fou de toi.

— Je ne tiens pas à donner une leçon à Mia et, moi, je ne suis pas folle de lui.

— Pourquoi ? Elle ne cesse de nous chercher et elle parle dans notre dos. Hier, elle m’a lancé que j’avais trouvé mon jean à l’Armée du Salut.

— Tu as trouvé ton jean à l’Armée du Salut.

— Peut-être, mais il n’y a pas de quoi en rire lorsqu’on s’habille, comme elle, au supermarché.

— Qu’est-ce que tu as contre les supermarchés ?

— Rien. Ce n’est pas la question. Le problème, c’est qu’elle essaie de faire passer ses affaires pour des vêtements de créateurs.

— Et c’est un crime.

Je pris mon air le plus solennel.

— Absolument. Qui exige un châtiment exemplaire.

— Je te répète que je n’ai envie de châtier personne, insista Lissa en me jetant un regard réprobateur. Et tu ne devrais pas non plus…

Je m’efforçai de sourire avec innocence. Lorsque nos chemins se séparèrent, je fus soulagée qu’elle ne puisse pas lire dans mes pensées.

 

— Alors, quand les tigresses vont-elles s’affronter ?

Mason m’attendait devant le dortoir des novices. Il me regarda approcher, appuyé contre le mur, le sourire aux lèvres, mignon comme tout.

— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.

Il me tendit son blouson avant de m’accompagner à l’intérieur du bâtiment.

— Je vous ai vues vous chamailler devant la chapelle. N’avez-vous donc aucun respect pour la maison de Dieu ?

— À peu près autant que toi, espèce de païen. Tu ne vas même pas à la messe. En plus, comme tu las dit, on était devant la chapelle.

— Et tu n’as toujours pas répondu à ma question.

J’enfilai son blouson avec un sourire.

Nous venions d’atteindre la salle de détente de notre dortoir, un vaste espace meublé de banquettes et de tables pour étudier en groupe, où garçons et filles se rencontraient et invitaient leurs amis moroï. Il y avait foule, ce qui était habituel un dimanche soir, puisque la plupart des élèves n’avaient pas fini les devoirs à rendre le lendemain. Voyant une petite table libre dans un coin, j’entraînai Mason par le bras.

— N’es-tu pas censée retourner directement dans ta chambre ? s’inquiéta-t-il.

Je me tassai au fond de ma chaise et observai avec nervosité les environs.

— Avec le monde qu’il y a, il leur faudra quelques minutes pour me repérer. J’en ai déjà marre d’être enfermée ! Et ça ne fait qu’une semaine…

— J’en ai marre aussi. Tu nous manques. On s’est fait un billard, hier soir… Tu aurais dû voir Eddie.

— Tais-toi ! grognai-je. Je ne tiens pas à connaître votre brillante vie sociale.

— Comme tu voudras…, conclut-il en posant son menton dans sa main. Alors, parle-moi de Mia. Tu vas bien lui mettre ton poing dans la figure un de ces jours ? J’ai déjà vu cette scène une bonne dizaine de fois… Ça m’amuse toujours autant.

— C’est une nouvelle Rose que tu as devant toi ! (Je fis de mon mieux pour être convaincante, mais son rire me donna une piètre opinion de ma performance.) En plus, Kirova me renverrait dans les cinq minutes. Je suis obligée de me tenir à carreau.

— En d’autres termes, tu dois trouver une manière de te venger de Mia qui ne t’implique pas directement.

Je sentis les coins de mes lèvres se relever.

— Tu sais ce que j’aime chez toi, Mason ? C’est que tu penses exactement comme moi.

— C’est une idée effrayante… Alors, dis-moi ce que tu penses de ça : il se peut que je sache quelque chose sur elle que je ne devrais pas te dire…

Je me penchai vers lui.

— Maintenant, tu es obligé de me le dire.

— Ce serait mal. Comment puis-je être sûr que tu n’utiliseras pas mes informations contre elle ?

— Peux-tu me résister ? insistai-je en battant des cils.

Il me contempla quelques instants.

— Non. Je ne peux pas. Très bien : Mia n’est pas de sang royal.

Je me rejetai au fond de ma chaise.

— Quel scoop ! Je le savais déjà. Je connais les généalogies des familles royales depuis le bac à sable…

— Oui, mais ce n’est pas tout : ses parents travaillent pour l’un des seigneurs Drozdov. (Je l’invitai à enchaîner avec un peu d’impatience. Beaucoup de Moroï travaillaient parmi les humains, mais la société moroï générait aussi de nombreux emplois pour ceux de leur espèce. Il fallait bien que quelqu’un occupe ces postes.) Ce sont des domestiques. Son père est jardinier et sa mère femme de chambre.

Je respectais sincèrement tous ceux qui affrontaient des journées entières de travail pour recevoir un salaire, quel que soit leur métier. Mais, comme pour les vêtements de supermarché, je ne supportais pas que les gens cherchent à se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas. Après une semaine à l’académie, j’avais bien compris à quel point Mia tenait désespérément à faire partie de l’élite.

— Personne ne le sait ? demandai-je d’un air pensif.

— Et elle ne veut surtout pas que ça se sache. Tu sais comment sont les autres… à part Lissa, évidemment. Les choses commenceraient à devenir très difficiles pour elle si cette rumeur se répandait.

— Comment le sais-tu, toi ?

— Mon oncle est gardien chez les Drozdov.

— Et tu as gardé le secret pendant tout ce temps ?

— Jusqu’à ce que tu me forces à parler. Alors, vas-tu te servir de cette information pour faire le bien ou pour faire le mal ?

— Je pense que je vais avoir la bonté…

— Mademoiselle Hathaway ! Vous savez parfaitement que vous n’avez pas le droit d’être ici.

L’une des surveillantes du dortoir, plantée devant moi, me fusillait de son regard réprobateur.

Je plaisantais à peine tout à l’heure en disant que Mason pensait comme moi. Il était aussi doué que moi pour l’improvisation.

— On nous a donné un travail de groupe. Comment voulez-vous qu’on le fasse si Rose reste enfermée dans sa chambre ?

— Vous n’avez pas l’air de travailler, riposta la surveillante en plissant les yeux.

J’ouvris au hasard le livre du prêtre que j’avais posé sur la table en arrivant.

— On doit faire le compte-rendu de ce vieux livre.

— Je vous accorde une heure, décréta-t-elle, toujours méfiante. Et vous avez intérêt à travailler.

— Oui madame ! répondit Mason avec un parfait sérieux.

Elle s’éloigna sans cesser de nous jeter des regards suspicieux.

— Mon héros…, murmurai-je.

— Qu’est-ce que c’est ? m’interrogea-t-il en désignant le livre d’un coup de menton.

— Le prêtre me l’a donné, en réponse à une question que je lui ai posée après l’office.

Il me considéra d’un regard médusé tandis que j’examinais le sommaire.

— Arrête ! et fais semblant de t’intéresser… Je cherche des informations sur une fille qui s’appelle Anna.

— Très bien, étudions, se résigna Mason en tirant sa chaise à côté de moi.

Le sommaire me renvoya, sans surprise, au Chapitre sur saint Vladimir. Je le parcourus en diagonale et finis par trouver ce que je cherchais. Malheureusement, l’auteur ne disait pas grand-chose sur elle. Il se contentait de se référer à l’extrait d’un texte, écrit par un homme qui semblait avoir vécu à l’époque de saint Vladimir.

« Et Vladimir est toujours accompagné d’Anna, la fille de Fyodor. Leur amour est aussi pur et chaste que celui d’un frère et d’une sœur, et elle le défend souvent contre les Strigoï qui veulent détruire son être et sa sainteté. C’est elle aussi qui le réconforte quand l’esprit devient trop lourd à porter, quand Satan le harcèle en affaiblissant son corps et son cœur. Toutes ses peines et tous ses tourments, Anna les partage parce qu’ils sont liés depuis qu’il lui a sauvé la vie dans son enfance. Dieu a témoigné sa faveur à saint Vladimir en lui envoyant une gardienne telle qu’Anna, qui a reçu le baiser de l’ombre et sait toujours ce qu’il a dans le cœur et dans l’esprit. »

— Tu as ta réponse, déclara Mason. C’était sa gardienne.

— Mais je ne sais toujours pas ce que veut dire « qui a reçu le baiser de l’ombre ».

— Probablement rien.

J’avais du mal à le croire. Je relus le passage en essayant de découvrir la réalité qui se cachait sous les formulations vieillottes. Mason m’observait avec curiosité et avait l’air de vraiment vouloir m’aider.

— Peut-être qu’ils étaient ensemble, suggéra-t-il.

J’éclatai de rire.

— C’était un saint !

— Et alors ? Qu’est-ce qui empêche un saint d’aimer le sexe ? Je suis sûr que toute cette histoire de « frère et sœur » n’était qu’une couverture. (Il posa son doigt sur une ligne.) Tu vois ? Ils étaient « liés ». C’est un code, je te dis.

« Liés ». C’était un terme étrange, effectivement, mais qui ne voulait pas forcément dire qu’ils se sautaient dessus dès qu’ils en avaient l’occasion.

— Je crois que tu te trompes. Ça veut seulement dire qu’ils étaient proches. Un garçon et une fille peuvent très bien être amis…

Il me jeta un regard sceptique.

— Ah oui ? Nous sommes amis et je ne sais pas pour autant ce que tu as « dans le cœur et dans l’esprit ». (Il prit un air songeur.) Bien sûr, certains pourraient faire valoir qu’on ne peut jamais savoir ce qu’une femme…

— La ferme ! grommelai-je en lui donnant une tape sur le bras.

— … car vous êtes des créatures étranges et mystérieuses et un homme doit être un vrai devin pour nourrir l’espoir de vous rendre heureuses, conclut-il d’une voix docte.

Je ne pus m’empêcher de pouffer tout en sachant que j’allais encore m’attirer des ennuis.

— Entraîne-toi à lire dans mon esprit et cesse de faire le…

Mon rire s’arrêta net.

Ils étaient « liés » l’un à l’autre et elle « savait toujours ce qu’il avait dans le cœur et dans l’esprit », me répétai-je en baissant les yeux vers le livre. Saint Vladimir et Anna avaient un lien de nature magique. J’aurais parié tout ce que j’avais, c’est-à-dire pas grand-chose, là-dessus. On nous parlait souvent des temps anciens où Moroï et dhampirs étaient « liés » les uns aux autres, mais c’était la première fois que je voyais ce lien mentionné à propos d’une personne en particulier.

— Est-ce que ça va ? me demanda Mason, surpris par silence. Tu as l’air bizarre…

— Très bien ! répondis-je, en haussant les épaules.